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L’agroécologie : une alternative environnementale aux biotechnologies
Au cours de leur évolution, les plantes ont développé un éventail de stratégies défensives allant de la production de toxines répulsives à la création de relations mutualistes diffuses : ainsi, le lion qui tue une gazelle est un allié indirect de la plante consommée par l’herbivore. On sait depuis longtemps que les interactions écologiques des plantes avec les organismes associés sont médiées par l’échange de signaux chimiques, mais on découvre depuis une dizaine d’années la complexité de ces signaux et des réseaux d’interactions qu’ils sous-tendent. Au niveau écologique, ces interactions peuvent revêtir une sophistication insoupçonnée.
Ainsi, à la fin des années 1980, plusieurs équipes ont démontré que la consommation de feuilles par des mites herbivores provoque l’émission de substances volatiles qui attirent spécifiquement des mites prédatrices ou des parasitoïdes (1, 2). En pratique, la manipulation de ces signaux permet d’augmenter l’efficacité du recrutement par la plante d’ennemis naturels des herbivores et la compréhension de ces interactions est nécessaire pour l’optimisation des méthodes de contrôle biologique.
Aujourd’hui, une équipe européenne met en évidence un mécanisme similaire au niveau du sol : ils ont identifié une molécule, le ß-caryophyllène, émise par les racines de maïs en réponse à leur attaque par la chrysomèle et démontrent que cette molécule est le signal végétal responsable de l’attraction des nématodes entomopathogènes vers les racines lésées (3). Ces nématodes, guidés vers les racines lésées par le signal induit, consomment les chrysomèles prédatrices. Cette étude illustre la diversité et la sophistication des défenses indirectes des plantes et le mécanisme ici décrit constitue une réponse écologiquement saine à la menace d’un ravageur nouveau en Europe, la chrysomèle des racines du maïs.
Cycle biologique de la chrysomèle des racines du maïs
La chrysomèle des racines du maïs (Diabrotica virgifera virgifera LeConte) est un insecte de la famille des coléoptères qui est le principal ravageur du maïs en Amérique du Nord. Les adultes pondent des œufs qui hivernent dans le sol et reprennent leur développement au printemps. Après leur émergence, les larves envahissent les racines de maïs dont elles se nourrissent jusqu’à mi-juillet. Elles s’éloignent alors des plants de maïs et se transforment en pupes. Les adultes émergent vers début août et se nourrissent des organes floraux du maïs. Après l’accouplement, les femelles pondent leurs œufs dans le sol : ces œufs sont en état de dormance et doivent subir le gel hivernal pour recommencer leur développement au printemps suivant.
Jusqu’aux années 1990, la chrysomèle des racines du maïs était absente du continent européen. Elle a été décrite pour la première fois en Serbie en juillet 1992 et depuis, son expansion en Europe a été régulière : elle a atteint l’Ile de France en 2002 et s’est répandue vers l’Alsace et d’autres régions dés 2003. Elle constitue aujourd’hui une menace pour les cultures de maïs en Europe et des méthodes de lutte efficaces sont nécessaires.
Mécanisme d’attraction et identification du signal chimique
Dans un premier temps, les auteurs démontrent que les racines endommagées attirent plus de nématodes que les racines contrôle et que les lésions causées par la chrysomèle induisent l’émission d’une substance qui attire les nématodes. Pour ce faire, ils comparent le profil biochimique de racines endommagées par la chrysomèle à celui de racines saines : le ß-caryophyllène est présent dans les racines lésées mais absent dans les racines saines. Pour tester l’efficacité de l’attraction des nématodes par le ß-caryophyllène, ils injectent un étalon commercial de ß-caryophyllène dans le sol : les pots qui ont reçu une dose de ß-caryophyllène contiennent trois fois plus de nématodes que les pots contrôle. En recourrant à des tests de préférence alimentaire qui incluent toujours le ß-caryophyllène comme choix alternatif, ils comparent l’attraction des nématodes par de nombreux composés volatils libérés par les racines de maïs en réponse aux attaques de chrysomèles: les composés testés sont soit non attractifs, soit significativement moins attractifs que le ß-caryophyllène. Ainsi, le ß-caryophyllène est identifié comme étant la substance attractive qui attirent les nématodes vers les racines émettrices.
Perte du signal dans les génotypes de maïs nord-américains
Le nombre très limité de composés du mélange volatil émis par les racines lésées contraste de manière frappante avec le mélange émis par les feuilles en réponse aux attaques de chenilles : les feuilles émettent un mélange complexe de divers terpènes, composés aromatiques et composés volatiles foliaires. Lors de travaux antérieurs (4-6), ces auteurs avaient démontré que l’émission par les feuilles de maïs de substances volatiles induites en réponse à l’attaque de chenilles variait selon le moment de l’émission (4) et la variété de maïs (5). Ainsi, ils avaient constaté que les feuilles de nombreuses lignées de maïs, en particulier celles venant des programmes de sélection nord-américains, n’émettent pas de quantités détectables de ß-caryophyllène en réponse aux attaques de chenilles alors que les feuilles de l’ancêtre du maïs (téosinte) émettent d’assez grandes quantités de ß-caryophyllène en réponse à ces mêmes attaques (5).
Pour tester si ces différences foliaires persistent au niveau racinaire, les auteurs comparent l’attraction des nématodes par trois lignées émettrices et trois lignées non-émettrices de ß-caryophyllène et par la téosinte : les racines de téosinte libèrent des quantités modérées de ß-caryophyllène en réponse aux attaques de la chrysomèle. La corrélation entre les concentrations foliaires et racinaires de ß-caryophyllène est confirmée : les racines des variétés émettrices au niveau foliaire réagissent à l’attaque des racines par la chrysomèle en libérant des quantités importantes de ß-caryophyllène, alors que les variétés non-émettrices émettent des quantités à peine détectables.
Ces différences variétales offrent l’opportunité de confirmer que le ß-caryophyllène est le composé clé de l’attraction des nématodes : la comparaison de trois variétés (deux émettrices et une non-émettrice) montre que les deux variétés émettrices attirent fortement les nématodes alors que la variété non-émettrice ne les attirent pas. L’importance du ß-caryophyllène dans l’attraction des nématodes est confirmée en rajoutant le ß-caryophyllène dans les pots de la variété non-émettrice qui, suite à ce traitement, devient aussi attractive pour les nématodes que les deux autres variétés.
Attractivité du ß-caryophyllène au champ
La culture en champ de variétés de maïs émettrices et non-émettrices en Hongrie où la chrysomèle est déjà présente permet de confirmer l’efficacité de l’attraction des nématodes dans la nature : cette attraction est cinq fois plus élevée pour la variété émettrice. De plus, l’émergence de chrysomèles adultes est divisée par deux si les plants de maïs non-émetteurs sont arrosés de ß-caryophyllène. Les auteurs soulignent que « l’importance fondamentale du ß-caryophyllène comme attractif à distance est indiquée par son abondance dans les extraits racinaires des variétés les plus attractives et par le fait que l’ajout au sol de ß-caryophyllène rend attractives des variétés autrement non attractives ».
Implication de la domestication sur la défense indirecte des plantes
Comme les auteurs le soulignent dans la discussion, l’absence d’émission de ß-caryophyllène par la plupart des lignées nord américaines suggère que l’aptitude à la production de ce composé a été perdue au cours de la domestication. Il s’agit là du premier exemple publié de perte d’un signal impliqué dans la défense indirecte des plantes au cours de leur domestication. Par contraste, la production de ce composé par la téosinte et les lignées de maïs européennes soulignent la sophistication des défenses végétales indirectes : la présence d’un signal induit spécifiquement en réponse à la prédation garantit la localisation de la plante attaquée par les ennemis naturels du ravageur, ce qui est indispensable au maintien de ce mécanisme de défense indirecte. Les auteurs suggèrent même que « l’absence d’un signal attractif dans de nombreuses lignées américaines de maïs pourrait expliquer pourquoi les tentatives de contrôler la chrysomèle avec les nématodes ont produit des résultats mitigés seulement sur le continent nord-américain. La réintroduction de ce signal dans des variétés de maïs nouvellement développées pourrait permettre un contrôle efficace de ce ravageur vorace ».
Par ailleurs, comme le soulignent les auteurs de l’article, cette infestation représente inévitablement une menace nouvelle pour les cultures de maïs à travers toute l’Europe. Dans le contexte d’un refus des OGM par les peuples européens, cette invasion constitue une aubaine pour les firmes biotechnologiques qui mettent en avant les maïs GM résistant à ce ravageur. En 2005, Pioneer Genetics a déposé une demande d’autorisation d’un maïs GM résistant à la chrysomèle (entre autre) auprès de la Commission du Génie Biomoléculaire. Comme exigé, le dossier B/FR/05.03.02 (http://www.ogm.gouv.fr) compare les différentes méthodes de contrôle de la chrysomèle, à savoir rotation culturale (jugée inefficace), lutte chimique (jugée partiellement inefficace et coûteuse) et maïs GM (jugé efficace et spécifique). De manière étonnante, les méthodes de contrôle biologique ne sont pas citées dans le dossier.
Pourtant, l’article de Nature illustre l’actualité et la supériorité d’alternatives écologiquement saines aux OGM. En effet, la publication de ces résultats permet d’envisager de sélectionner les variétés de maïs sur leur aptitude à activer leurs mécanismes de défense indirecte : les racines des variétés émettrices ne produisent le signal qu’en réponse aux lésions causées par les chrysomèles alors qu’un maïs Bt produit la toxine Bt constitutivement, même en l’absence d’herbivores. Il faut souligner que la permanence de la pression de sélection (production continue de toxines Bt par tous les tissus) facilite la sélection d’une résistance de l’insecte ravageur à la toxine Bt. Au contraire, l’induction spécifique de la synthèse d’une molécule en réponse à l’attaque du ravageur diminue la probabilité de sélectionner une résistance chez le ravageur parce que la pression de sélection est discontinue et que seul le tissu lésé induit la synthèse de la molécule active en réponse au ravageur.
Les auteurs de l’article de Nature concluent que « cette nouvelle menace nécessite des méthodes de contrôle efficaces et écologiquement saines » (3). Pour les raisons évoquées ci-dessus, la synthèse spécifique de molécules induites en réponse à la prédation de la plante est un mécanisme défensif évolutivement plus stable que la production continue et généralisée de toxines. La production constitutive de toxines Bt générera inévitablement une course aux armements ou aux contre-adaptations entre les plantes GM et leurs ravageurs comme le montre l’évolution des défenses végétales dans les relations plantes / herbivores : alors que les plantes primitives sont riches en défenses constitutives, les plantes les plus évoluées investissent dans des défenses induites qui représentent une économie d’énergie métabolique (la toxine n’est produite qu’en présence de l’herbivore) tout en diminuant la probabilité de contre-adaptation par le ravageur.
En conclusion, au delà de l’émerveillement devant la sophistication des défenses végétales dont nous découvrons à peine l’étendue, ces résultats nous montrent que des mécanismes défensifs efficaces et stables peuvent être perdus au cours de la domestication des plantes. Ainsi, les variétés cultivées depuis des millénaires sont systématiquement sélectionnées pour une forte productivité alliée à de faibles taux de molécules défensives ou anti-nutritionnelles. Cette sélection unidirectionnelle est d’autant plus néfaste que ces molécules contre-sélectionnées jouent de nombreux rôles dans la défense végétale directe ou indirecte : la perte du signal dans les génotypes nord-américains et les conséquences de cette perte sur la susceptibilité de ces variétés à la chrysomèle illustrent assez notre ignorance des interactions que les plantes entretiennent avec leur environnement. L’ignorance de ces mécanismes empêche le choix d’alternatives écologiquement saines tout en nous orientant vers des stratégies écologiquement aberrantes (biotechnologies, monocultures..). Ces stratégies, qui favorisent la localisation des plantes par les ravageurs et l’évolution de contre-adaptations par ces ravageurs, ne peuvent aboutir à une agriculture durable soucieuse de productions de qualité et de protection des milieux naturels.
Bibliographie
1- Dicke M & Sabelis M. W. 1988. How plants obtain predatory mites as bodyguards. Neth. J. Zool., 38: 148-165.
2- Turlings T. C . J., Tumlinson J. H. & Lewis W. J. 1990. Exploitation of herbivore-induced plant odors by host-seeking parasitic wasps. Science, 250: 1251-1253.
3- Rasmann S., Kollner T. G., Degenhardt J., Hiltpold I., Toepfer S., Kuhlmann U., Gershenzon J. & Turlings T C. J. 2005. Recruitment of entomopathogenic nematodes by insect-damaged maize roots. Nature, 434: 732-737.
4- Turlings T C. J., Lengwiler U. B. Bernasconi M. L. & Weschler D. 1998. Timing of induced volatile emissions in maize seedlings. Planta, 207: 146-152.
5- Gouinguene S., Degen T. & Turlings T C. J. 2001. Variability in herbivore-induced odour emissions among maize cultivars and their wild ancestors (teosinte). Chemoecology, 11: 9-16.
6- Degen T., Dillmann C., Marion-Poll F & Turlings T C. J. 2004. High genetic variability in herbivore-induced volatile emissions within a broad range of maize inbred lines. Plant Physiology, 135: 1928-1938.
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Tags : caryophyllene, racines, chrysomele, plante, variete
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